41.
Farrell
Les Chevaliers réapparurent quelques secondes plus tard dans la grande cour du Château d’Émeraude, en faisant sursauter les serviteurs qui y circulaient. Le vent familier de leur pays d’adoption balaya leurs visages. Ce fut pour eux d’un grand réconfort. Wellan étudia la mine de ses soldats pendant un moment, puis leur accorda un congé bien mérité. Certains des plus jeunes se dirigèrent vers l’écurie, d’autres vers les cuisines tandis que leurs aînés préférèrent aller se reposer dans leurs chambres.
— Je commence à aimer cette façon de voyager, avoua Falcon à son épouse Wanda tandis qu’ils marchaient vers l’aile des Chevaliers.
— Bientôt, nous n’aurons plus besoin de nous servir de nos chevaux, ajouta Kerns, tout juste derrière eux.
Wellan vit Bridgess qui pointait les divers bâtiments à Jenifael en lui donnant des explications sommaires sur son nouvel environnement. La petite avait déjà doublé de taille. Le grand chef ressentit le bonheur de son épouse et cela lui réchauffa le cœur. Cette femme merveilleuse méritait de connaître les joies de la maternité. Il les observa quelques minutes avant de les rejoindre.
— Ce serait une bonne idée de la préparer à sa rencontre avec le roi, suggéra-t-il.
— En effet, acquiesça Bridgess avec fierté. Je vais la baigner et demander à Armène de lui trouver une tenue convenable.
La femme Chevalier déposa un baiser sur les lèvres de son époux. Jenifael protesta dans ses bras. En riant, Wellan se pencha et l’embrassa sur le front. Elles s’éloignèrent en direction du palais.
Bergeau, Jasson et Santo, demeurés à Émeraude, émergèrent alors du château. Wellan les salua joyeusement et les serra avec affection.
— Nous avons ressenti la peur de Kira et la détresse de Nogait, fit Santo.
— J’ai, en effet, beaucoup de choses à vous raconter, soupira Wellan.
— Tu ne serais pas obligé de nous les relater si tu nous avais attendus, protesta Bergeau.
— C’est un autre problème que je compte régler sous peu, mon frère.
Wellan vit les trois enfants qui les avaient suivis. Liam avait grandi depuis leur dernière rencontre et, même si ses cheveux étaient plus sombres que ceux de Jasson, il ressemblait de plus en plus à son père. Quant à Broderika et Proka les jumelles de Bergeau, elles étaient le portrait de leur mère avec leurs tignasses rousses.
— Je sais me battre avec une épée, moi aussi ! clama le petit garçon en brandissant son arme en bois.
— C’est sûrement parce que ton père est un excellent professeur, commenta Wellan en s’accroupissant près de lui.
— Non. C’est parce que je combats des dragons tous les jours. Mais je serai un Chevalier comme lui !
— Je n’en doute pas.
Wellan se tourna vers les fillettes, du même âge que Liam. Intimidées, elles se réfugièrent derrière les jambes de leur père. Amusé, Wellan se releva. Il posa alors un regard inquisiteur sur Santo, qui comprit qu’il désirait des nouvelles du jeune Farrell.
— Nous l’avons installé au palais, parce que les enfants faisaient trop de bruit dans l’aile des Chevaliers, expliqua-t-il. Il est toujours inconscient, mais je ne crois pas que sa vie soit en danger.
— Je te remercie de l’avoir sauvé.
— C’est l’œuvre de Kira, à vrai dire, avoua Santo. Je n’aurais pas pu guérir ses blessures si elle n’avait pas réussi à le débarrasser de la larve.
— Et il ne s’est pas réveillé une seule fois depuis ?
Santo secoua la tête.
— Swan est plutôt découragée, ajouta Jasson, tout en surveillant Liam qui s’attaquait à des créatures imaginaires.
— Dans ce cas, je vais aller voir si je peux la rassurer, décida le grand Chevalier. Je vous reverrai tous pour le repas.
— Moi, j’ai faim maintenant ! s’exclama Liam en revenant vers les adultes.
— Toi, tu veux toujours manger, répliqua Jasson, qui comparait les enfants à des oisillons à l’appétit insatiable.
Les trois Chevaliers se dirigèrent vers le hall et les enfants trottinèrent derrière eux. Quant à lui, Wellan piqua vers l’entrée principale du palais. Il ne savait pas à quel endroit on avait installé le jeune paysan, mais ses sens invisibles le conduisirent tout droit à la chambre où Farrell luttait entre la vie et la mort. Il s’arrêta à la porte. Swan était assise près du lit. Elle ne portait qu’une tunique et elle avait attaché ses cheveux dans son dos. Ses traits tirés firent comprendre au grand chef qu’elle veillait son nouvel ami depuis son arrivée à Émeraude.
— Élund l’a-t-il examiné ? demanda Wellan.
Swan bondit en reconnaissant sa voix. Elle quitta le chevet de son amant pour aller se jeter dans ses bras. Wellan l’étreignit en lui transmettant une vague d’apaisement. Il comprenait son désespoir, ayant vécu le même cauchemar lorsque Bridgess avait été mordue par un dragon. Lorsque Swan se fut enfin calmée, Wellan la ramena près du grand lit. Il se pencha sur le visage pâle de Farrell.
— Tout le monde l’a scruté de la tête aux pieds, articula-t-elle d’une voix rauque. Même Élund n’y comprend rien On ne trouve pas de poison dans son sang et Santo a soigné toutes ses plaies internes, mais il ne se réveille pas.
— Et le Magicien de Cristal ?
— Il n’a pas répondu à nos appels.
— Il est probablement auprès des dieux.
— Peux-tu faire quelque chose pour lui ? le supplia sa sœur d’armes.
Si les meilleurs guérisseurs du royaume n’avaient pas réussi à lui faire reprendre conscience, Wellan ne voyait pas très bien ce qu’il pouvait faire de plus.
— Tu as sûrement appris des techniques de guérison différentes lorsque tu étais au Royaume des Ombres, non ? insista Swan. Je t’en prie, aide-le.
— Je veux bien essayer, accepta Wellan, qui n’avait rien à perdre.
Il fit appel aux pouvoirs que Nomar avait réveillés en lui et illumina ses paumes d’une intense lumière rose. Très lentement, il les passa au-dessus du corps de Farrell sans obtenir le moindre résultat. La lumière s’éteignit dans ses mains.
— C’est la peur qui le retient prisonnier à l’intérieur de lui-même, déclara-t-il.
— La peur ? Mais il n’a absolument rien à craindre, ici.
— Sa dernière image consciente est celle d’une abeille géante lui enfonçant son dard dans la poitrine. C’est suffisant pour terrifier un homme. Surtout, ne te décourage pas, il reviendra à lui.
— C’est plus facile à dire qu’à faire.
Wellan perçut alors une nouvelle vie à l’intérieur du corps de sa jeune sœur… et il ne s’agissait pas d’une larve d’abeille ! Il posa doucement la main sur le ventre de Swan en souriant.
— Oui, je sais, soupira-t-elle, mais je crains que cet enfant ne connaisse jamais son père.
— Fais confiance aux dieux, Swan. Ils ne laissent jamais tomber leurs fidèles serviteurs.
Il l’embrassa sur le front, comme si elle était un Écuyer, mais elle ne s’en offensa pas. Il l’invita à partager le repas de ses compagnons qu’elle n’avait pas revus depuis l’attaque du Château de Zénor.
— Je vous rejoindrai tout à l’heure, promit-elle. Je veux passer encore quelques minutes avec Farrell.
— Tu as l’intention de l’épouser lorsqu’il se réveillera ?
— Oui, même si la cérémonie doit avoir lieu dans cette chambre. Il n’est ni soldat ni érudit, mais son cœur est bon. Je sais qu’il sera un père extraordinaire pour mes enfants… s’il survit.
— Je me souviens de lui comme d’un jeune homme plutôt farouche.
— Il a beaucoup changé.
— Si tu l’aimes et s’il jure de bien te traiter, c’est tout ce qui compte pour moi.
L’ombre d’un sourire se dessina sur les lèvres de la fière combattante.
— Tu aurais été un père exigeant si tu avais épousé ma mère, convint-elle.
— Nous aurons l’occasion de le constater bientôt, puisque Bridgess et moi avons adopté une petite fille.
Les yeux remplis de tendresse, il lui raconta comment la femme Chevalier avait découvert Jenifael dans les débris d’une hutte. Puis il répéta à Swan qu’il voulait la voir à la table du hall et la laissa seule avec Farrell.
Swan se tourna vers le visage cadavérique de son amant. Désemparée, elle s’agenouilla sur le sol près de lui. Avec ferveur, elle implora toutes les divinités dont elle se rappelait le nom et leur promit tout ce qu’elles voulaient en échange de sa guérison.
— Vous connaissez l’âme des humains, murmura-t-elle en caressant les cheveux sombres de Farrell. Vous savez que je ne trouverai jamais un homme aussi bon que lui dans tout Enkidiev. Je vous en conjure, sauvez-le. Donnez-lui la chance de se racheter aux yeux de sa famille et d’élever lui-même son fils qui grandit en moi.
Elle posa ensuite la main sur la poitrine de Farrell. Se rappelant les paroles de Wellan, elle tenta de le rassurer de son mieux. Elle lui expliqua que les abeilles étaient toutes mortes et qu’il avait été magiquement transporté au Château d’Émeraude. Mais il demeura inconscient.